Je garde précieusement cette histoire que Louis avait l’habitude de raconter : une rencontre qu’il avait eue avec un sans domicile fixe. Il avait pris, un jour, en auto-stop un homme sans domicile fixe. Ils avaient engagé la conversation sur l’actualité, puis à un moment Louis lui avait demandé comment il réussissait à vivre dehors dans la précarité, et l’homme lui avait répondu avec une grande foi en montrant une petite Bible de poche qu’il gardait précieusement sur lui : « Oh je lis la Parole de Dieu, elle me nourrit chaque jour et je ne suis jamais seul, mais vous ne pouvez pas comprendre ! »
Cette histoire lui permettait d’introduire l’importance de la Parole de Dieu dans la vie de l’homme, dans la vie de tout homme, même le plus fragile. Il se battait en effet contre ceux qui faisaient de la Bible juste un monument de la culture humaine, un objet d’étude intellectuelle, et de critiques textuelles. Tout en connaissant bien les travaux des exégètes et des scientifiques, il désirait aller plus en profondeur et voir comment cette Parole nous rejoignait dans nos vies, comment elle nous permettait de découvrir le rêve de Dieu pour l’homme, pour chacun d’entre nous, comment elle nous parlait de l’action de Dieu dans nos vies et dans la vie du monde.
Pour lui, la Parole de Dieu est de l’ordre d’une source, d’un feu, d’un délice, comme le disait le prophète Jérémie, capable de faire chaque jour du neuf dans nos vies, décisive dans notre choix de nous convertir et de suivre le Christ, à l’instar de Saint Augustin qu’il cite à la fin de son introduction à la Bible des Peuples, « prends et lis », et capitale dans toutes les œuvres de l’Eglise, elle est l’âme non seulement de toute théologie, mais « elle doit aussi animer toute la pastorale de l’Eglise » (Verbum domini). Chaque fois qu’un renouveau chrétien a fleuri, dans l’ordre de la pensée comme dans l’ordre de la vie, il a fleuri sous le signe de la Parole de Dieu. Au moment où nous parlons de réformer l’Eglise, au moment où nous affirmons l’importance de l’évangélisation, il serait bon pour nous de revenir à la source, et de permettre à la Parole de Dieu de nous abreuver, nous travailler, nous féconder et nous renouveler.
Parfois, nous croyons que le spectaculaire pourrait changer la donne. Mais, la parabole de Luc que nous venons de lire nous le rappelle : le spectaculaire n’a pas d’effet profond sur l’homme, le spectaculaire ne convertit pas les cœurs. Oui, les miracles, les choses extraordinaires, les projets médiatiques impressionnent ; cela frappe la conscience et l’imagination, cela bouscule, cela fait réfléchir, mais cela n’a pas d’effet durable. Quand on voit la quantité de miracles accomplis par Jésus, et notamment la résurrection d’un autre Lazare, et le nombre de personnes qui se rendront à son tombeau, au jour de Pâques, pour vérifier qu’il est bien ressuscité comme annoncé, on mesure à quel point le spectaculaire ne sert à rien. C’est ce qui est répondu à l’homme riche : même si quelqu’un ressuscitait d’entre les morts, ses frères ne se laisseraient pas persuader. Le spectaculaire reste toujours à la surface des êtres. Il est rare que le spectaculaire touche le cœur des hommes et le convertisse à de meilleurs sentiments dans la durée. Non, ils ont Moïse et les prophètes, cela leur suffit, ils ont la Parole de Dieu cela leur suffit pour changer de vie, de chemin.
Ils ont Moïse et les prophètes. Tout est dit dans la Parole de Dieu. Un ressuscité n’apporterait rien de plus. D’ailleurs, le ressuscité qui chemine avec les deux disciples vers le village d’Emmaüs, ne fait rien d’autre que de reprendre Moïse et les prophètes pour qu’ils y voient plus clair (Lc 24/27ss.). La Parole commentée, partagée, ruminée en Eglise, elle seule, nous permet de faire cette expérience de la résurrection. Et je dois dire que j’ai été frappé de voir en plein Sahel, au Mali, de petites équipes de chrétiens se réunir avec la Bible des Peuples et grandir dans la foi, tenir malgré les épreuves, puiser dans cette Parole une force pour témoigner et vivre. Des petites équipes fraternelles à Sartrouville et dans les Yvelines, jusqu’en Chine, en passant par l’Afrique et l’Amérique du Sud, la Parole a fait son chemin. Quelle œuvre merveilleuse Louis et Bernard ont fait pour que cette Parole soit accessible, et aide les personnes à se tenir debout !
Dans cette parabole de Luc, nous sommes en présence de deux hommes. Il y a un homme riche dont on ne connaît pas le nom et qui pourrait être chacun d’entre nous ; et à sa porte, un autre homme, misérable, qui lui porte un nom, Lazare. Lazare, en hébreu, signifie le « secours de Dieu ».
Ainsi, Lazare, le « secours de Dieu » se tient à la porte d’un homme qui mène une vie luxueuse, opulente et brillante. Le « secours de Dieu » se tient à la porte d’un homme et celui-ci ne lui ouvre pas la porte. Le « secours de Dieu », Lazare, ne peut donc pas entrer, prendre la cène (le repas) avec lui et réciproquement. Le « secours de Dieu » se tient à la porte d’un homme qui se contente de son luxe.
Que dit alors l’évangéliste en chaussant les lunettes de la foi ? Cet homme est en train de s’assécher. Sa vie se dessèche à tel point qu’il en viendra un jour à quémander ne serait-ce qu’un doigt humide plongé dans l’eau pour rafraîchir sa langue.
Ce récit de Luc ne vise nullement à stigmatiser l’homme riche et à encenser le misérable. Les deux personnages ne sont pas symétriques. L’un nous représente à chaque fois que nous nous fermons à la vie que Dieu nous propose, à chaque fois que nous nous en tenons à nos propres capacités, à notre propre idée d’une vie réussie, à nos propres titres de gloire. L’autre, Lazare, représente Dieu à l’œuvre dans notre histoire. Dieu est pauvre, il ne cherche pas à forcer la porte de notre vie, il ne cherche pas à s’imposer à nous. Dieu est pauvre, blessé, ulcéré, mais il est là, présent, disponible pour nous. « Je me tiens à la porte de ton cœur et je frappe … » (Ap 3, 20).
Dieu se tient à la porte de notre cœur à travers ce Livre, ce simple Livre, qui contient bien plus que des mots, mais une Parole de Vie, une Parole créatrice et recréatrice. Dieu se tient à la porte de notre cœur, nous le savons, à travers le pauvre, le malade, le migrant, l’homme qui a faim et soif de quelque chose de grand dans sa vie, « ce que vous avez fait à l’un des plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25).
Au fond, ce que nous enseigne cette histoire, c’est que notre bonheur passe par l’autre et par la Parole de l’Autre. Et Louis a connu ce bonheur, et nous avons connu ce bonheur, en l’écoutant, en le côtoyant, en étant son ami.
Amen